Youssef Ferdjani, Laure Lévêque, Jacques-Emmanuel Bernard
La Méditerranée est un espace complexe, une mer intercontinentale presque entièrement fermée bordée par l’Europe du Sud, l’Afrique du Nord et l’Asie de l’Ouest. Il y avait auparavant deux ouvertures vers les autres mers et océans, le détroit de Gibraltar et le détroit des Dardanelles. Il y en a aujourd’hui trois avec le canal de Suez. Le statut particulier de la mer Méditerranée est confirmé par l’étymologie puisque son nom vient du latin mare Mediterraneum qui signifie « mer au milieu des terres ». Dans ce contexte, la Méditerranée a toujours été une importante voie de transport maritime permettant les échanges entre les différents peuples des pays qui la bordent. Par ailleurs, de grandes cultures ont vu le jour dans cette région du monde ce qui explique son rôle important dans le développement de la civilisation occidentale. Au fil des siècles, les nombreux échanges ont favorisé une certaine homogénéité culturelle en particulier quand l’empire romain avait unifié l’intégralité du bassin méditerranéen dans une unique entité politique. Cependant, aujourd’hui cet espace est composé par vingt et un états souverains dans lesquels on parle une vingtaine de langues différentes. Ces données objectives étant exposées, nous pouvons nous demander si la mer Méditerranée est une frontière ou au contraire un trait d’union. Le mot « frontière » a au départ une connotation militaire dans la mesure où il vient de « front » qui désigne une zone de combat fluctuante. C’est avec la naissance de l’État moderne que le mot acquiert son sens actuel de limite entre deux pays. La frontière désigne donc la ligne de démarcation juridique entre deux souverainetés mais également la discontinuité entre deux territoires. La Méditerranée est donc une frontière naturelle et incontestable car elle s’impose à tous comme une évidence lisible dans le paysage. Cette réalité s’est imposée de manière brutale avec la crise migratoire des années 2010 durant laquelle des milliers de personnes sont mortes en voulant traverser la Méditerranée pour fuir la misère ou la guerre et trouver une vie meilleure en Europe.
Cependant, il est également possible de voir la frontière comme une interface, une ligne qui unit et sépare à la fois. En effet, il arrive que les marges aient plus d’affinités culturelles et économiques avec la région limitrophe qu’avec l’intérieur du pays auquel elles appartiennent. Dans le cas de la Méditerranée, on peut la comparer à une zone de mixité qui favorise le brassage culturel. Dans certains cas, l’existence d’une discontinuité peut réintroduire de la continuité. Elle peut encourager des synergies importantes de part et d’autre de la limite et déboucher sur un processus d’homogénéisation. Par exemple, l’immigration débouche sur une augmentation des échanges et des modes de vie qui se transmettent à la société qui accueille. Ainsi, il est possible de dire que les grandes discontinuités physiques « ne s’instaurent en tant que barrières représentées et vécues par les hommes qu’à partir du moment où ceux-ci les considèrent comme telles » (Guy Di Méo, Limites et discontinuités en géographie, SEDES, 2002). Les travaux de Fernand Braudel (La Méditerranée : L’Espace et l’histoire, Champs, 2009) et de Roger Brunet (Les Phénomènes de discontinuité en géographie, éditions du CNRS, 1968) nous rappellent que la Méditerranée a longtemps été un creuset commun. En effet, les échanges précoces ont été à l’origine de liens et de mélanges tandis que l’essaimage
à partir des foyers phéniciens, grecs, carthaginois, romains, byzantins, turcs, etc. a favorisé des développements communs. Par conséquent, l’exemple de la Méditerranée montre qu’il n’y a pas de déterminisme de la discontinuité physique et que la géographie de la fracture n’est pas très ancienne, accentuée par l’histoire récente (colonisation, décolonisation, immigration). Si les frontières sont nombreuses (linguistiques, culturelles, religieuses, politiques…), qu’elles concernent la place de la femme dans la société ou la lecture du passé colonial, les points de rencontre sont également très nombreux, particulièrement dans le domaine de la création artistique (littérature, peinture, musique…). La Méditerranée est donc une frontière, mais est-elle pour autant une vraie discontinuité ? Est-ce un espace qui sépare ou plutôt une zone de transition progressive et complexe ?
Programme
25/10/2022, Jaouad Serghini (Université d’Oujda, Maroc) : Pont et porte, cette Méditerranée entre littérature et cinéma.
24/01/2023, Christophe Meuret (archéologue, ancien élève de l’école française de Rome) : Quand il n’y avait pas de frontières en Méditerranée.
28/03/2023, Liliana Pop (Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie) : Lord Byron le cosmopolite.
27/06/2023, Emanuele Giordano (Université de Toulon) : Géographies de la nuit urbaine, la nuit comme dernière frontière de la ville.
24/10/2023, Hanna Ayadi (Université de Toulon) : Le bassin méditerranéen ou la fabrique des monstres.
07/11/2023, Laure Lévêque (Université de Toulon) : Pour une Europe sans frontières, Corinne (1807) de Mme de Staël, un exemple de géopolitique narrative.
06/02/2024, Mustafa Kol (Université de Kafkas Kars, Turquie) : La représentation du méditerranéen dans l’oeuvre d’Edmond About.
19/03/2024, Anita Staron (Université de Łódź, Pologne) : Teodor de Wyzewa entre la France et la Pologne.
09/04/2024, Hassen Bkhairia (Institut Supérieur des Études Appliquées en Humanités de Tozeur, Tunisie) : Relations de voyage en Orient et représentations des frontières.
23/04/2024, Youssef Ferdjani (Université de Toulon) : Quand les frontières entre France et Maghreb s’effacent, Les Méditerranéennes d’Emmanuel Ruben et Vivre à ta lumière d’Abdellah Taïa.