Coordination : Sandra Gorgievski, Youssef Ferdjani
La couleur est avant tout une «construction culturelle complexe» (Pastoureau, p. 7). En Méditerranée, la couleur manifeste ainsi les variations et les filtres liés à l’histoire du Mare nostrum, dans ses dimensions économiques, politiques, sociales et culturelles. Intimement associé aux émotions, le choix de la couleur révèle également la densité des affects que l’on projette sur la mer. Dans le cadre de ce séminaire diachronique, les intervenants proposeront des approches montrant l’évolution conjointe des couleurs et des émotions par des études théoriques ou des études de cas à travers le patrimoine architectural, littéraire et artistique des pays riverains du bassin méditerranéen, pour tracer les lignes de force d’un palette chromatique et émotionnelle en Méditerranée, de l’Antiquité à l’époque contemporaine.
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La Méditerranée est en effet loin de se réduire à la Grande Bleue des dépliants touristiques contemporains. La sémantique des couleurs permet de comprendre la complexité des points de vue, que l’on s’attache aux couleurs perceptibles à l’œil humain, aux conventions picturales utilisées pour représenter la mer sur les cartes, ou au sens symbolique des noms des mers. Pour Homère, le grand large n’est pas bleu, mais «semblable au vin» ou «à la violette», ses flots sont tour à tour «empourprés», «noirs ou sombres», les flots agités d’écume «blanchissent et deviennent gris» ; ce n’est qu’à la fin de l’époque archaïque que la Méditerranée sera qualifiée d’un «bleu sombre et profond» (Grand-Clément, p. 143-144). A l’époque médiévale, les géographies universelles et les cartes arabes avant le Xe siècle la peignent de pigment vert, puis bleu (lapis-lazuli) dans l’atlas d’Al-Idrisi produit en Sicile au XIIe siècle ; le bleu, couleur fortement valorisée en Occident, le vert ou l’écume blanche, colorent la mer Méditerranée dans les mappa mundi, atlas et portulans occidentaux (Vagnon). Pour les Ottomans, c’est une mer «blanche», dont le nom reprend la symbolique des points cardinaux (Calafat, p. 229). Une véritable «géographie de la couleur» (Lenclos) met en évidence les particularités chromatiques propres aux contextes géographiques, culturels et historiques dans l’habitat et dans ses représentations.
À l’époque moderne, la Méditerranée est célébrée par les écrivains du Grand Tour puis par l’émergence d’une société des loisirs dans la seconde moitié du XIXe siècle. La peinture symboliste substitue un paysage plus introspectif et propre à chaque artiste, dans une recherche de mythes ancestraux (Gaumont, L’atelier du midi, p. 134-139) et une poétique qui mêle éblouissement et émotions. Vincent Van Gogh y projette ses propres atermoiements : «La Méditerranée a une couleur comme les maquereaux, c’est-à-dire changeante. On ne sait pas toujours si c’est vert ou violet, on ne sait pas si c’est bleu, car la seconde après, le reflet changeant a pris une teinte de rose ou grise […] La mer est d’un outremer très profond» (Lettres à Théo, Saintes-Maries-de-la-Mer, Lettre du 4 juin 1888). Autour d’Henri Matisse, l’utopie sociale des peintres fait de la Méditerranée un motif de prédilection aux couleurs changeantes – mosaïques de points pour Matisse (Luxe, calme et volupté), pointillisme bleu et blanc pour Paul Signac (Au temps d’une harmonie), palette de bleus et verts pour Claude Monet (Antibes), dégradés de rose pour Théo Van Rysselberghe (Pin à la Fossette, La Porte Mansour à Meknès), blancheur immaculée pour Albert Marquet (La Place du gouvernement à Alger). Mais l’espace méditerranéen devient une mer «couleur de vin» évoquant la violence des combats sanguinaires de la deuxième guerre mondiale à Naples chez l’écrivain Curzio Malaparte (La Peau, p. 53). Son aspect irréel et intemporel, dû à sa lumière blanche extrême, est souligné dans les tirages en noir et blanc du photographe Bernard Plossu («L’Heure immobile. Métaphysique Méditerranéenne», Hôtel des Arts, Toulon, 20/05-18/06/2017).
Couleurs et émotions sont ainsi mises en valeur par les artistes occidentaux modernes :
«Lorsqu’on laisse les yeux courir sur une palette couverte de couleurs, un double effet se produit. 1. Il se fait un effet purement physique, c’est-à-dire l’œil lui-même est charmé par la beauté et par d’autres propriétés de la couleur. Le spectateur ressent une impression d’apaisement, de joie, comme un gastronome qui mange une friandise » (Vassili Kandinsky, p. 105). Tout est affaire personnelle, chaque couleur provoque une réaction différente. Suivant les prescriptions d’Eugène Delacroix : «Chacun sait que le jaune, l’orange et le rouge donnent et représentent des idées de joie, de richesse» (Paul Signac, p. 18). «Le bleu développe très profondément l’élément du calme. Glissant vers le noir, il prend la consonance d’une tristesse inhumaine» (Kandinsky, p. 150). La couleur provoquerait donc, en premier lieu, l’émotion : «Beaucoup plus que la forme – qui procède de l’idée, de la vision théorique –, la couleur est en relation avec les pulsions profondes, ingouvernables, liées à un narcissisme primaire, donc au principe de plaisir» (Carboni, p. 13). L’art de la couleur procède également de la musique et on peut mettre en liaison l’œil avec tous les sens, où chaque nuance a son équivalent musical : le bleu clair s’apparenterait à la flûte, et,au fur et à mesure que le bleu s’obscurcit, au violoncelle, à la contrebasse puis à l’orgue (Kandinsky, p. 150). La synesthésie est alors une forme sensible de la poétique de la couleur : «Les parfums, les couleurs et les sons se répondent» (Baudelaire, ‘Correspondances’) ; sur «l’immense clavier des correspondances», c’est encore Delacroix qui inspire le poète : «ces admirables accords de sa couleur font souvent rêver d’harmonie et de mélodie, et l’impression qu’on emporte est souvent quasi musicale» (Baudelaire, Curiosité esthétiques, p. 215 ; 241).
Bibliographie :
Ball, Philip, Bright Earth, Art and the Invention of Colour, London, Penguin, 2001, traduction française Histoire vivante des couleurs. 5000 ans de peinture racontée par les pigments. Paris, Hazan, 2005.
Calafat, Guillaume, «La Méditerranée des Ottomans : ‘mer Blanche’, titulature et province de la mer», dans Guillaume Calafat (ed), Une mer jalousée. Contribution à l’histoire de la souveraineté (Méditerranée, XVIIe siècle), Paris, Seuil, «L’Univers historique», 2019, p. 229-266.
Baudelaire, Charles, Les Fleurs du mal, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 2024.
Baudelaire, Charles, Curiosité esthétiques, L’Exposition universelle de 1855, Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.
Carboni, Massimo, «L’Art et la couleur», dans Ivan Bargna, Roberto Cassanelli, Giovanni Curatola [et al.], La Couleur dans l’art, Paris, Citadelles et Mazenod, 2006.
Grand-Clément, Adeline, «La mer pourpre : façons grecques de voir en couleurs. Représentations littéraires du chromatisme marin à l’époque archaïque», Regard et représentation dans l’Antiquité, Pallas n°92 (2013) 143-161.
Kandinsky, Vassili, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Paris, Denoël, 1989 [1911].
Lenclos, Jean-Philippe et Dominique Lenclos, Couleurs de la méditerranée, géographie de la couleur, Eyrolles, Editions du Moniteur, 2016.
Malaparte, Curzio, La pelle [1949], La peau, traduction française de René Novella, Paris, Folio, 2001.
Pastoureau, Michel, Bleu, histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2000.
Signac, Paul, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme [1899], Paris, H. Floury, 1911.
Tamba, Irène, «La Méditerranée ou la mer Blanche : couleurs géographiques et noms de mer», ILCEA [En ligne], 37 | 2019 : http://journals.openedition.org/ilcea/8313
Vagnon, Emmanuelle, Cartographie et représentations de l’Orient méditerranéen en Occident (du milieu du XIIIe à la fin du XVe siècle), Turnhout, Brepols, 2013.
Le grand atelier du Midi. De Van Gogh à Bonnard – De Cézanne à Matisse, catalogue de l’exposition au Musée Granet, Aix en Provence, Musée des Beaux-arts, Palais Longchamps, Marseille, 11/06/2013-11/10/2013, Paris, Réunions des Musées nationaux, 2013
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